À l’approche de la Tabaski, aussi appelée l’Eid al-Adha, l’ambiance sonore de Dakar est de plus en plus ponctuée par le bêlement des moutons.
Au Sénégal, il est de coutume de sacrifier ces animaux pour marquer des événements importants comme les mariages et les naissances, mais ce n’est qu’au moment de la fête religieuse, qui a lieu en juillet cette année, que l’abattage véritable se déroule.
Certaines des familles les plus riches du pays paieront pour un Ladoum—un hybride gargantuesque issu du croisement entre le Touabire mauritanien et le Bali-bali malien—élevé pour la première fois à quelque 70 km de la capitale au début des années 1970. Ces bêtes peuvent peser jusqu’à 175 kg et les plus grandes ne sont pas loin de la taille humaine.
« Lui, c’est Joe Biden », déclare l’éleveur Abou Kane en montrant fièrement l’une de ses bêtes de prix, une créature musclée aux cornes bouclées parfaitement symétriques, au regard brillant et au pelage finement tacheté de noir et de blanc. « Je pourrais le vendre pour environ 20 000 € [21 000 $] ».
Un Ladoum coûteux comme Joe Biden serait généralement vendu entre éleveurs à des fins de reproduction ; plus le bélier est grand, plus la progéniture est importante. Quant aux plus petits Ladoums qui coûtent environ 370 dollars, ils sont plus souvent vendus pour être sacrifiés.
Les ladoums et la Tabaski (Eid al-Adha)
« Quand on fait un sacrifice à Dieu, on doit sacrifier quelque chose qu’on aime », dit Kane, « et nous au Sénégal, aimons par-dessus tout, les belles bêtes. »
En tant qu’un des meilleurs éleveurs de Ladoums du pays, Kane est aussi le président d’une organisation appelée Alliance pour le développement et l’amélioration des races (ADAM). Il a remporté des dizaines de prix et est quelque chose d’une célébrité au Sénégal (lien en anglais).
La bergerie de Kane compte plus de 16 000 adeptes sur Facebook et il est régulièrement invité sur les chaînes de télévision et les stations de radio nationales. Il intervient aussi régulièrement sur Ladoum TV, une chaîne YouTube consacrée à la race, qui enregistre près de cinq millions de vues.
Les Ladoums sont un trésor inaccessible pour la plupart des Sénégalais
« Les gens me reconnaissent dans la rue. Je ne peux pas marcher cinq minutes dans le centre-ville sans être arrêté par quelqu’un, même quand je porte mon masque », dit-il.
Parmi ses clients célèbres figurent le basketteur de la NBA Gorgui Dieng et Yékini, le plus grand lutteur sénégalais de tous les temps. Ni l’un ni l’autre n’ont sacrifié leurs béliers, préférant créer leur propre troupeau.
Mais pour de nombreux Sénégalais, les Ladoums sont hors de prix.
« Avoir un Ladoum vous différencie des autres », déclare Fatou Sen, qui travaille comme cheffe depuis 32 ans. Elle a cuisiné des Ladoums une poignée de fois mais n’en a jamais mangé elle-même.
« Quand mes enfants voient quelqu’un avec un gros mouton, ils savent que c’est une personne très importante. Les Ladoums sont pour les stars, pas pour les gens ordinaires. »
Le salaire minimum au Sénégal est de 921 dollars par mois, mais environ 70% du pays travaille dans le secteur informel et gagne donc beaucoup moins.
Guerre en Ukraine et sanctions contre le Mali
Pendant la Tabaski, de nombreuses familles musulmanes pauvres ont même du mal à acheter un mouton ordinaire ainsi que les accompagnements standards (lien en anglais) que sont le riz, les pommes de terre, les oignons et les tomates.
Cette année, la situation est particulièrement grave. La guerre en Ukraine a fait grimper le prix du carburant et des cultures céréalières généralement utilisées pour nourrir les moutons lorsque les pâturages verts ne sont pas disponibles. Certains éleveurs se sont même mis à compléter l’alimentation de leur troupeau avec du carton.
J’aimerais bien acheter un Ladoum pour mes enfants. Mais je pense que si j’avais l’argent, j’achèterais plutôt beaucoup de petits moutons pour les partager avec mes amis.
Les sanctions économiques (lien en anglais) récemment levées à l’encontre du Mali, traditionnellement le plus important partenaire commercial du Sénégal, ont également constitué un risque pour l’approvisionnement.
« Il y aura une pénurie terrible », prédit Mady Diakhaby, secrétaire général de la Chambre de commerce de Kédougou, ville frontalière située entre le Sénégal et le Mali. « Une grande partie de nos moutons viennent du Mali et maintenant les frontières sont fermées. »
Cela a eu un effet sur les prix des moutons avec même les spécimens les plus maigres se vendant désormais à 130 dollars au minimum.
Le gouvernement a fait ce qu’il a pu pour éviter que les coûts ne grimpent davantage en supprimant les taxes à l’importation pour les éleveurs mauritaniens, et en accordant des subventions ponctuelles aux éleveurs sénégalais. Il a également accordé des subventions d’une valeur totale de 69 millions de dollars à plus de 500 000 ménages parmi les plus pauvres du pays en mai.
Mais pour la Tabaski, le sens de la solidarité au sein de la société sénégalaise est peut-être encore plus important lorsqu’il s’agit de faire en sorte que le plus grand nombre de personnes possible puisse célébrer l’événement. Il est courant que les ménages les plus riches partagent leurs moutons avec les moins fortunés.
« J’aimerais bien acheter un Ladoum pour mes enfants. Mais je pense que si j’avais l’argent, j’achèterais plutôt beaucoup de petits moutons pour les partager avec mes amis », a déclaré Sen.