En à peine quelques semaines, la voilà passée de poids lourd de la majorité à nouvelle opposante au président sénégalais. Aminata Touré a acté la rupture en quittant le 25 septembre le groupe parlementaire présidentiel, Benno Bokk Yaakaar (BBY), moins de quinze jours après avoir été écartée in extremis du poste de présidente de l’Assemblée nationale, qu’elle convoitait. Non contente d’avoir provoqué un séisme politique – avec un siège en moins, Macky Sall perd la majorité absolue à l’Assemblée –, l’ancienne première ministre affirme désormais songer à se présenter à l’élection présidentielle de 2024. « J’y pense sérieusement », a-t-elle confirmé au Monde en nous recevant chez elle, dans la commune de Yoff, à Dakar.
« Mimi » Touré, comme la surnomment les Sénégalais, a pourtant longtemps figuré parmi les alliés de Macky Sall. Elle l’a rejoint dès 2010, alors qu’il était candidat à la présidentielle de 2012. « Il avait un bon profil, c’est un homme moderne, né après les indépendances. Mais j’étais surtout indignée par la tentative de troisième mandat du président Abdoulaye Wade », explique celle qui devint ensuite sa garde des sceaux (2012-2013) puis sa première ministre (2013-2014).
Selon elle, c’est d’ailleurs le flou entretenu aujourd’hui par Macky Sall sur l’hypothèse d’un troisième mandat qui nourrit leurs désaccords. A dix-huit mois du scrutin, le chef de l’Etat n’a toujours pas fait connaître ses intentions. « C’est impossible juridiquement, car la Constitution est claire : nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs », martèle Aminata Touré, qui appelle Macky Sall à « se prononcer sans délai pour dire qu’il ne se représentera pas ».
La femme politique, qui aura 60 ans le 12 octobre, estime que « le peuple sénégalais n’acceptera pas une troisième candidature » et dit craindre pour la stabilité du pays. « Dans un contexte africain agité, le Sénégal est un havre de paix qui n’a jamais connu de coup d’Etat. Macky Sall, président actuel de l’Union africaine, doit montrer l’exemple et sortir par la grande porte », lance-t-elle avec véhémence. Du côté du camp au pouvoir, on affirme qu’il est trop tôt pour mettre ce débat sur la table. « Nous devons d’abord travailler sur les urgences actuelles plutôt que d’installer le pays dans une période de pré-campagne », précise El Hadji Oumar Youm, président du groupe parlementaire BBY.
« C’est l’injustice de trop »
Dans l’immédiat, c’est surtout le choix de ne pas retenir Aminata Touré pour le perchoir de l’Assemblée nationale qui l’a poussée à claquer la porte. Le poste, suggère-t-elle, lui aurait été promis par le chef de l’Etat après qu’elle a conduit la campagne des législatives pour BBY. Et son éviction au profit d’Amadou Mame Diop, un pharmacien de formation peu connu du grand public, lui aurait été signifiée seulement quelques heures avant la rentrée parlementaire.
« Ce n’est pas la première rupture entre les deux personnalités. Macky Sall n’avait peut-être pas envie au perchoir d’une femme politique qui a des ambitions présidentielles et qui pourrait bloquer le troisième mandat », analyse Maurice Soudieck Dione, professeur agrégé de science politique à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis.
« Je peux être souple et compréhensive, mais jusqu’à une certaine limite où mes convictions profondes sont engagées »
« C’est l’injustice de trop, gronde pour sa part Aminata Touré. Quand j’ai perdu d’autres postes, j’ai transcendé mes sentiments personnels pour l’intérêt du pays car je pensais que le président faisait du bon travail. » En 2014, elle avait ainsi dû quitter la primature après avoir perdu les élections municipales à Dakar. Et en 2020, elle s’était vu retirer le poste de présidente du Conseil économique, social et environnemental (CESE) seulement un an après avoir été nommée. « La politique s’exerce dans un monde où les femmes sont supposées être malléables et acceptantes. Moi, je peux être souple et compréhensive, mais jusqu’à une certaine limite où mes convictions profondes sont engagées », continue l’ancienne ministre en allusion à la question du troisième mandat.
En rejoignant le groupe des députés non inscrits sur les bancs du Parlement, Aminata Touré bouleverse le jeu parlementaire. « Cette majorité relative nous oblige à nous adapter et à travailler en bonne intelligence avec les autres groupes parlementaires », affirme El Hadji Oumar Youm. Mais il prévient Aminata Touré de ne pas « franchir le Rubicon » : si elle a le droit de se désaffilier de son groupe parlementaire, elle ne peut pas quitter le parti qui l’a investie au risque de perdre son mandat, selon la Constitution.
Ni parti ni machine électorale
Dans les rangs de l’opposition, on applaudit ce changement des rapports de force dans l’hémicycle. « Pour une première fois, les forces sont équilibrées et il faut que cela profite au peuple sénégalais, clame Maguette Sy, du Parti démocratique sénégalais (PDS, de l’ancien président Abdoulaye Wade). Il appartient maintenant à chaque député de proposer des lois et de convaincre les autres de voter dans leur sens. »
Birame Souleye Diop, président du groupe parlementaire de la coalition Yewwi Askan Wi (YAW), dirigée entre autres par la figure de l’opposition Ousmane Sonko, affirme que le départ d’Aminata Touré, en privant le camp au pouvoir de la possibilité de « faire passer en force des projets de loi », va « obliger les parlementaires à dialoguer ». En cas de blocage, « le président peut toujours gouverner par ordonnances », mais cela risquerait d’« entraîner des crispations de plus en plus fortes », prévient le professeur Dione.