En Mauritanie, la question linguistique est bien plus qu’un simple débat de mots : elle est devenue un miroir grossissant de nos tensions identitaires, de nos héritages postcoloniaux non digérés, et de nos hésitations collectives à construire un vivre-ensemble fondé sur l’équité. À chaque mot prononcé dans l’espace public, à chaque langue choisie, ce n’est pas seulement une communication qui s’établit, mais une interprétation politique, culturelle, voire idéologique qui s’enclenche. Cette hypersensibilité linguistique, loin d’être anodine, soulève une interrogation cruciale : comment transformer notre pluralisme linguistique, souvent perçu comme un facteur de division, en levier d’unité républicaine et de justice sociale ?
La diversité linguistique de la Mauritanie est une richesse aussi précieuse que fragile. Elle puise ses racines dans une histoire ancienne de rencontres entre peuples, traditions et cultures. L’arabe dans ses formes dialectales ou classique , le pulaar, le soninké, le wolof et le français cohabitent au quotidien, façonnant un espace social multilingue qui reflète la mosaïque humaine du pays. Pourtant, au lieu de valoriser cette diversité, la République peine à l’intégrer dans ses institutions, ses politiques publiques et son imaginaire collectif.
La crispation autour de la langue révèle souvent une inégalité plus profonde : l’inégalité d’accès à la citoyenneté effective. Lorsqu’un citoyen ne peut accéder à un service public faute de maîtrise de la langue utilisée, c’est un droit qui lui est refusé. Lorsqu’un enfant est scolarisé dans une langue qu’il ne comprend pas, c’est une chance qui lui est volée. Lorsque la langue d’un groupe est systématiquement minorée ou stigmatisée, c’est toute une mémoire qui est niée.
Derrière ces enjeux se cache une conception restrictive de la République, trop souvent associée à l’uniformité. Or, une République réellement démocratique ne saurait exiger l’effacement des identités linguistiques pour prétendre à l’égalité. Elle doit au contraire fonder cette égalité sur la reconnaissance active de la diversité. Cela suppose des politiques linguistiques ambitieuses : traduction systématique des documents administratifs, généralisation de l’enseignement bilingue ou plurilingue, formation des fonctionnaires à la diversité linguistique, et statut juridique clair pour les langues nationales.
Le français, bien que langue coloniale, occupe aujourd’hui une place fonctionnelle dans le champ scientifique, diplomatique et économique. Plutôt que de le rejeter par réflexe identitaire, il convient de l’assumer avec lucidité, comme un instrument parmi d’autres, à condition qu’il ne soit plus un vecteur d’exclusion sociale. De même, l’arabe classique, langue officielle et religieuse, doit cesser d’être un outil de distinction ou d’hégémonie culturelle.
Conclusion
Il est temps de dépasser les fausses oppositions : entre arabe et français, entre langues nationales et langue de l’État, entre identité et ouverture. La République mauritanienne a tout à gagner à penser sa pluralité linguistique comme un socle d’unité, et non comme un champ de bataille. Un « contrat linguistique républicain » s’impose, fondé sur l’égalité des droits, la reconnaissance des appartenances, et la participation effective de tous à la vie publique, dans la langue qui leur permet d’exister pleinement. C’est à ce prix seulement que nous ferons de la langue un instrument d’émancipation, et non de domination.
Car derrière la langue, ce sont des vies, des visages, des citoyens. Et derrière les mots, c’est toujours la dignité qui se joue.
Cheikh Sidati Hamadi
Expert Senior en Droit des communautés discriminées sur la base de l’ascendance et le travai