Alors que le Prรฉsident de la Rรฉpublique convie, une nouvelle fois, la classe politique mauritanienne ร un dialogue dit ยซ inclusif ยป, de nombreuses voix sโรฉlรจvent pour questionner lโopportunitรฉ, la sincรฉritรฉ et lโutilitรฉ rรฉelle de cette initiative. Dans un contexte de stabilitรฉ institutionnelle apparente mais de profondes injustices sociales, ce dialogue apparaรฎt davantage comme une manลuvre politique que comme une rรฉponse aux vรฉritables urgences du pays. Faut-il sโen satisfaire ou oser nommer les prioritรฉs oubliรฉes ?
Beaucoup de Mauritaniens sโinterrogent aujourdโhui, parfois avec une inquiรฉtude contenue, sur la rรฉelle pertinence du dialogue politique inclusif rรฉcemment convoquรฉ par le Prรฉsident de la Rรฉpublique. Dans les salons feutrรฉs de la capitale comme dans les quartiers populaires, dans les espaces intellectuels comme sur les rรฉseaux sociaux, une mรชme question revient avec insistance : pourquoi maintenant ? Et surtout, pour quoi faire ? Les avis sont partagรฉs, mais une chose est claire : ce dialogue suscite davantage de suspicion que dโespoir. Nombreux sont ceux qui y voient une manลuvre politique de circonstance, visant ร maintenir un รฉquilibre de faรงade dans un systรจme qui, en rรฉalitรฉ, continue de concentrer pouvoir, richesse et opportunitรฉs entre les mains dโun cercle restreint dโinitiรฉs.
Ce nโest pourtant pas une premiรจre. Le Prรฉsident avait dรฉjร lancรฉ un dialogue ร la fin de son premier mandat. Un dialogue annoncรฉ en grande pompe, saluรฉ par ses partisans comme un acte dโouverture, mais qui, dans les faits, nโa ni apaisรฉ les tensions ni renforcรฉ la transparence du jeu politique. Pire encore, les รฉlections qui ont suivi ont รฉtรฉ marquรฉes par une dรฉfiance profonde, avec des accusations de fraudes, de manipulation de rรฉsultats et dโinรฉgal accรจs aux ressources de campagne. Plusieurs partis dโopposition ont contestรฉ le processus รฉlectoral, dรฉnonรงant une mascarade dรฉmocratique soigneusement orchestrรฉe. Dรจs lors, relancer un dialogue national sans tirer les leรงons de cette expรฉrience prรฉcรฉdente peut apparaรฎtre non seulement comme une fuite en avant, mais aussi comme une stratรฉgie dโusure politique visant ร dรฉsamorcer toute contestation sans rien cรฉder de lโessentiel.
Dโautant que la situation politique actuelle ne prรฉsente aucun signe dโinstabilitรฉ majeure qui rendrait un tel dialogue indispensable. Le Prรฉsident dispose dโune majoritรฉ confortable au Parlement, contrรดle les principales institutions de la Rรฉpublique, et peut, sโil le souhaite, engager les rรฉformes nรฉcessaires dans le cadre du dispositif lรฉgal existant. ร quoi bon, alors, convoquer une รฉniรจme rencontre nationale, sinon pour crรฉer lโillusion dโun pouvoir ร lโรฉcoute, tout en consolidant les fondations dโun systรจme inรฉgalitaire et verrouillรฉ ?
Pendant que lโon parle de dialogue, les vรฉritables urgences du pays sont ailleurs โ et elles sont pressantes. La corruption endรฉmique gangrรจne toutes les sphรจres de lโadministration. Elle nโest plus un simple dysfonctionnement ; elle est devenue une culture, un systรจme structurรฉ, une รฉconomie parallรจle au service dโun rรฉseau invisible mais omniprรฉsent. Les marchรฉs publics sont souvent attribuรฉs dans lโopacitรฉ la plus totale, par favoritisme ou sur la base dโarrangements informels entre les รฉlites. Une caste รฉconomique sโest formรฉe, รฉtroitement liรฉe aux centres de pouvoir politique, accaparant les ressources naturelles, les projets de dรฉveloppement, les opportunitรฉs de formation et les postes stratรฉgiques. Ce sont les mรชmes noms, les mรชmes cercles, les mรชmes groupes dโintรฉrรชt qui reviennent, mandat aprรจs mandat, indรฉpendamment des promesses de rupture.
Face ร cette captation organisรฉe des richesses nationales, de larges segments de la population vivent un appauvrissement programmรฉ, mรฉthodique, presque institutionnalisรฉ. Dans les quartiers pรฉriphรฉriques, les zones rurales ou les wilayas oubliรฉes, le dรฉsespoir gagne du terrain. Lโรฉcole est sinistrรฉe, les centres de santรฉ sont dรฉsertรฉs faute de moyens, les jeunes sont livrรฉs ร eux-mรชmes, sans emploi ni perspectives, pendant que dโautres sโenrichissent outrageusement dans un silence complice. Cette situation dโinjustice sociale profonde nโest pas sans consรฉquences. De plus en plus de jeunes, humiliรฉs par un systรจme qui les exclut et les mรฉprise, commencent ร envisager la violence comme unique recours. Certains parlent dรฉjร , ร voix basse, de prendre les armes, non par idรฉologie, mais par dรฉsespoir, pour revendiquer une dignitรฉ confisquรฉe. Cโest lร le vrai danger. Non pas une opposition politique en mal de dialogue, mais une sociรฉtรฉ fracturรฉe, sur le point de basculer dans une radicalisation sourde et diffuse.
Au lieu dโun dialogue politique rรฉpรฉtitif et creux, les Mauritaniens attendent un dรฉbat national courageux sur les vrais dรฉfis de la Nation. Voici les thรฉmatiques prioritaires quโils espรจrent voir traitรฉes dans toute concertation sรฉrieuse :
La lutte contre la corruption systรฉmique, avec la mise en place dโun parquet financier indรฉpendant, la protection des lanceurs dโalerte, la transparence sur les contrats publics et les budgets.
La rรฉforme de lโadministration, pour en finir avec les nominations clientรฉlistes, instaurer la mรฉritocratie, et restaurer la compรฉtence dans la fonction publique.
La justice sociale, par une fiscalitรฉ redistributive, la crรฉation de filets sociaux durables, et lโaccรจs รฉquitable aux services de base dans toutes les wilayas.
Lโรฉducation et lโemploi des jeunes, en refondant les programmes, en promouvant lโentrepreneuriat, et en alignant les formations sur les besoins du marchรฉ.
La santรฉ publique, avec des infrastructures de proximitรฉ, des mรฉdicaments accessibles, et un personnel formรฉ et valorisรฉ.
La gestion รฉquitable des ressources naturelles et fonciรจres, avec une loi sur la transparence extractive et la redistribution des bรฉnรฉfices au niveau local.
La rรฉforme รฉlectorale, pour garantir lโindรฉpendance rรฉelle de la CENI, la sรฉcurisation des scrutins, et la neutralitรฉ de lโadministration.
La transition รฉnergรฉtique et la souverainetรฉ alimentaire, ร travers des investissements dans lโagriculture durable, lโirrigation moderne, les รฉnergies renouvelables et la rรฉsilience climatique.
Ce sont ces enjeux-lร qui appellent ร une concertation nationale sincรจre, multisectorielle, inclusive, pragmatique et orientรฉe vers des rรฉsultats tangibles.
En dรฉfinitive, il ne suffit pas de proclamer lโouverture pour quโelle devienne rรฉalitรฉ. Il ne suffit pas dโorganiser un dialogue pour quโil soit crรฉdible. Ce qui donne sens ร une telle initiative, cโest lโintention rรฉelle qui la porte, la mรฉthode adoptรฉe, la sincรฉritรฉ du processus, la diversitรฉ des voix convoquรฉes et, surtout, la volontรฉ dโen tirer des actions concrรจtes. Si le pouvoir nโest pas prรชt ร renoncer ร ses privilรจges, ร ouvrir les centres de dรฉcision, ร rendre compte et ร รฉcouter rรฉellement les aspirations du peuple, alors ce dialogue ne sera quโun thรฉรขtre de plus dans un systรจme qui a fait de la mise en scรจne dรฉmocratique une spรฉcialitรฉ.
Le peuple mauritanien mรฉrite mieux. Il mรฉrite un รtat juste, รฉquitable, efficace, et au service de tous. Il mรฉrite que les voix des oubliรฉs, des exclus, des invisibles soient entendues, non dans une salle de confรฉrence climatisรฉe, mais dans les choix budgรฉtaires, les politiques publiques, les actes concrets. Il mรฉrite, en somme, que le mot ยซ dialogue ยป retrouve sa dignitรฉ et sa portรฉe historique.
Par Haroun Rabani โ Ancien officier, analyste et observateur politique