L’ordonnance n°83-127 du 5 juin 1983, relative à la réorganisation foncière et domaniale en Mauritanie, avait pour ambition affichée de moderniser la gestion des terres, de garantir une meilleure utilisation des ressources foncières et de promouvoir la justice sociale. Elle devait constituer un instrument d’équilibre entre l’autorité de l’État et les droits des populations, notamment rurales. Pourtant, quatre décennies plus tard, cette ordonnance est devenue, non par sa lettre mais par sa mauvaise interprétation et son application biaisée, l’un des principaux foyers de conflits fonciers, de frustrations sociales et de fractures communautaires, particulièrement dans la vallée du fleuve Sénégal.
La dérive centrale réside dans une lecture réductrice et autoritaire du texte, selon laquelle toute terre non immatriculée appartiendrait de plein droit à l’État. Cette interprétation, juridiquement fragile et politiquement dangereuse, a servi de justification à des expropriations massives, souvent opérées sans concertation, sans procédure contradictoire et sans reconnaissance des droits coutumiers historiquement établis. Elle a conduit à la négation des systèmes fonciers traditionnels – tels que le walo, le diéri ou les terres lignagères – qui constituaient pourtant le socle de l’organisation sociale, économique et culturelle des communautés rurales. Ainsi, l’ordonnance de 1983, conçue comme un outil de régulation, a été détournée en instrument de domination administrative.
La responsabilité première de cette situation incombe à l’État. En l’absence de textes d’application clairs, protecteurs et adaptés aux réalités locales, l’administration s’est arrogé un pouvoir discrétionnaire excessif. Les commissions foncières, lorsqu’elles existent, sont trop souvent politisées, déséquilibrées et dépourvues de l’expertise indépendante nécessaire à un arbitrage équitable. À cela s’ajoute une justice perçue comme lente, inaccessible ou instrumentalisée, laissant les victimes de spoliation foncière dans un sentiment d’abandon et d’injustice profonde. L’État, au lieu d’assumer son rôle de garant de l’égalité devant la loi et de la cohésion nationale, s’est fréquemment comporté comme un acteur partial, contribuant à l’érosion de la confiance citoyenne.
Les élites politiques locales portent également une responsabilité majeure dans cette crise. Nombre d’entre elles ont instrumentalisé l’ordonnance de 1983 à des fins clientélistes, servant d’intermédiaires entre une administration complaisante et des intérêts privés ou politiques. Au lieu de défendre les droits historiques des populations qu’elles sont censées représenter, certaines élites ont choisi le silence, la compromission ou la manipulation identitaire, sacrifiant la justice sociale sur l’autel de calculs politiques à court terme. Cette trahison morale a profondément aggravé les tensions et fragilisé le vivre-ensemble.
Les conséquences de cette mauvaise gouvernance foncière sont lourdes et multiformes : conflits intercommunautaires récurrents, paupérisation accélérée des populations rurales, sentiment d’exclusion, perte de repères et montée de l’insécurité sociale. La terre, qui aurait dû être un facteur de stabilité et de développement, est devenue un détonateur de crises, mettant en péril la paix sociale et l’unité nationale.
Face à cette situation, une relecture politique, juridique et éthique de l’ordonnance de 1983 s’impose avec urgence. Il ne s’agit pas seulement de corriger des pratiques administratives, mais de réaffirmer une vision de l’État fondée sur la justice, la reconnaissance des droits historiques et la primauté de l’intérêt général. Sans une réforme profonde de la gouvernance foncière, intégrant les droits coutumiers, la transparence des procédures et un dialogue national inclusif, la question foncière continuera d’alimenter les frustrations et les conflits. La crise foncière en Mauritanie n’est pas une fatalité juridique ; elle est le produit d’une faillite politique et morale. La reconnaître est le premier pas vers une refondation juste et durable, au service du peuple et du vivre-ensemble.
19/12/2025
Mamadou Moustapha Bâ
Président du PAREN VE


















