Dans une récente déclaration, Mohamed Jemil Mansour, président du parti Front pour la citoyenneté et la justice (FCJ), a affirmé que qualifier la Mauritanie d’ « État d’apartheid » serait une exagération outrancière et une erreur historique. Selon lui, assimiler la réalité mauritanienne à l’Afrique du Sud des jours sombres du régime afrikaner constitue non seulement une fausse lecture, mais aussi un « péché moral ».
Une telle position mérite une analyse critique, d’autant plus qu’elle tend à réduire le terme « apartheid » à son seul contexte sud-africain, alors même que les sciences sociales, le droit international et les usages politiques contemporains en ont élargi la portée.
Il est vrai que l’apartheid a historiquement émergé en Afrique du Sud (1948-1991) avec son arsenal juridique explicitement ségrégationniste. Cependant, le droit international, notamment la Convention internationale de 1973 sur la répression et la punition du crime d’apartheid ainsi que le Statut de Rome (1998), a redéfini ce terme. Aujourd’hui, « apartheid » désigne tout système institutionnalisé d’oppression et de domination systématique d’un groupe sur un autre, fondé sur l’origine raciale, ethnique ou religieuse, qu’il soit ou non accompagné d’une codification juridique explicite.
Autrement dit, il n’est pas nécessaire d’avoir des lois interdisant les mariages mixtes ou imposant des transports séparés pour reconnaître un système d’apartheid : il suffit que la ségrégation et l’exclusion soient organisées, tolérées ou reproduites par l’État.
La pendaison des 28 militaires noirs mauritaniens à Inal, le 28 novembre 1990, jour de la fête nationale, demeure l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire du pays. Cet acte d’une brutalité symbolique inouïe, visant à faire coïncider la célébration de l’indépendance avec l’humiliation et l’anéantissement d’une composante nationale, dépasse les simples logiques de répression : il s’apparente à un apartheid génocidaire, puisqu’il combine discrimination raciale, épuration symbolique et violence d’État.
Ni l’Afrique du Sud de l’apartheid, ni Israël dans sa politique vis-à-vis des Palestiniens, ni même la France coloniale n’ont choisi de célébrer leur fête nationale par l’exécution de leurs minorités dominées. La spécificité mauritanienne tient donc à la radicalité d’un tel acte.
Plusieurs dynamiques renforcent le caractère structurel de la discrimination en Mauritanie :
• Apatridie de fait : des milliers de Noirs mauritaniens se trouvent privés de papiers d’identité et de droits civiques, réduits à l’inexistence administrative.
• Déportations massives : dans les années 1989-1991, des milliers furent expulsés vers le Sénégal et le Mali, dépossédés de leur nationalité.
• Accaparement foncier : la vallée du fleuve Sénégal reste marquée par des expropriations systématiques au profit d’élites proches du pouvoir central.
• Uniformisation linguistique : l’imposition exclusive de l’arabe marginalise les langues nationales (pulaar, soninké, wolof), instaurant une hiérarchie culturelle et politique.
• Monopolisation du pouvoir : la présidence, l’Assemblée nationale, la primature, l’armée, la sécurité, les banques, les médias d’État et les assurances restent dominés par une seule composante nationale, excluant de facto la diversité noire mauritanienne.
Cette absence quasi-totale de représentativité ne peut être réduite à une simple « inégalité » sociale : elle constitue un système d’exclusion durable, ce qui correspond précisément à la définition internationale de l’apartheid.
Apartheid, racisme d’État et responsabilité morale
Qualifier la Mauritanie d’État d’apartheid ne signifie pas confondre son histoire avec celle de l’Afrique du Sud, mais reconnaître que le pays a institutionnalisé une domination ethno-raciale systématique.
Le président Mansour a raison de rappeler l’absence de lois de ségrégation explicites ; mais il se trompe lorsqu’il ignore le caractère implicite et structurel des discriminations. L’apartheid peut être de facto et non seulement de jure.
La responsabilité morale ne consiste pas à minimiser ces réalités au nom d’une comparaison historique, mais à reconnaître que l’exclusion, l’humiliation et l’injustice sont incompatibles avec l’islam, avec la Sunna et avec toute conception universelle des droits humains.
La question posée au président Mohamed Jemil Mansour est donc claire : comment qualifier, sinon d’apartheid d’État, d’apartheid génocidaire ou de racisme institutionnalisé, les pendaisons d’Inal, les déportations, l’apatridie administrative, l’accaparement foncier et l’exclusion systématique des Noirs mauritaniens des sphères de pouvoir ?
S’il refuse le terme « apartheid », qu’il propose alors une autre qualification, mais qu’il le fasse en accord avec le droit international, avec la mémoire des victimes et avec les exigences morales de justice. Car nier ces réalités, c’est prolonger l’injustice, et transformer l’oubli en complicité.
SY ABDOULAYE